Petite histoire de l'édition d'Une saison
en enfer
Une
Saison en enfer.
Bruxelles, Alliance Typographique
(M.-J. Poot et Compagnie), 1873.
In-12 broché, 53 p., quelques rousseurs éparses
à la couverture et à la tranche, édition
originale, exemplaire en partie non coupé.
Christian Galantaris décrit ainsi cette célèbre
édition : « couverture imprimée
en noir et rouge tient lieu de titre. Le texte commence ex
abrupto à la page une. Tout au long, dix-sept pages
sont restées blanches, soit par le fait d'une censure
de l'auteur ou extérieure du dernier moment soit à
cause d'une erreur d'imposition ou pour toute autre raison non
encore éclaircie. » Et il ajoute à propos
de son exemplaire : « broché, tel qu'il convient
de posséder cette immatérielle plaquette. »
Afin de
mieux faire connaître l'histoire de ce livre, il nous semble
utile de reproduire ci-dessous le texte dans lequel « l'inventeur »
au sens archéologique du terme
de l'uvre de Rimbaud décrit les circonstances de
sa découverte et le contexte dans lequel elle se déroula.
Ce texte fut publié à Bruxelles, en 1916, dans
l'Annuaire de 1915 de la Société des Bibliophiles
et Iconophiles de Belgique puis, à Mons, en 1919, dans
le septième fascicule du premier Bulletin de la
Société des Bibliophiles Belges séant à
Mons (pp. 311-323).
La légende
de la destruction par Rimbaud de l'édition princeps de
« Une Saison en Enfer »
Communication faite par M. Léon Losseau à la séance
du 12 juillet 1914.
À
la fin de la séance que la Société à
tenue chez moi le 24 novembre 1912, je me suis fait un plaisir
d'offrir, à titre de souvenir de la réunion, à
chacun de nos confrères présents, une petite plaquette
d'aspect très modeste, en me bornant à dire qu'elle
était d'une grande rareté.
Du format 175 x 125, elle a 53 pages paginées
; dont sept feuillets sont blancs au recto et au verso et dont
trois autres au verso seulement restent 57 moins 17 soit
36 pages imprimées , sans titre, ni faux-titre,
ni table. La couverture en papier blanc légèrement
plus fort que celui de l'intérieur, porte, dans un cadre
en filets maigres, le titre, le prix et l'adresse de l'imprimeur.
Cadre et titre en noir, sauf les mots «
Une Saison en Enfer » qui sont en rouge.
L'uvre est datée in fine avril-août,
1873.
C'est l'édition princeps du seul recueil
qu'ait publié Arthur Rimbaud, le jeune ami de Verlaine.
À l'exception de six exemplaires, tous
connus, et que se disputent les plus célèbres d'entre
les bibliophiles, l'édition était réputée
avoir été détruite par l'auteur aussitôt
après sa sortie de presse.
Et la légende était admise par
tous sans discussion.
Mais au lendemain de la distribution que je
vous ai faite, un littérateur montois, à qui j'avais
demandé de garder le silence jusque là, Polydore
Flandre, c'est un pseudonyme dans la biographie
imaginaire qu'il donnait comme préface à la traduction
par M. Arthur Cantillon de poèmes imaginaires d'un poète
imaginaire John Littlebird écrivit :
«
Quoiqu'il en soit, avant de mourir, il (Littlebird) brûla
la plupart des exemplaires de son livre. On a voulu, à
cet égard, le comparer à Rimbaud, mais celui-ci
n'a point détruit sa Saison en Enfer, bien que
M. Paterne Berrichon le prétende »
Et il adressa,
en soulignant le passage, un exemplaire de la brochure à
M. Paterne Berrichon, qui est le beau-frère de Rimbaud
beau-frère posthume, pourrions-nous dire puisqu'il
n'a épousé la plus jeune sur du poète
que plusieurs années après la mort de celui-ci
et qui s'est fait de Rimbaud le biographe, l'éditeur,
l'interprète et le commentateur, le tout avec une grande
ferveur, une piété touchante et des sentiments
d'exclusive admiration.
Grand émoi de M. Paterne Berrichon.
Vite avisé que Mons est la cité du père
du comte de Fortsas, que l'on y aime les supercheries, qu'on
les y cultive encore, témoin John Littlebird, il s'imagina
que la phrase qu'on lui communiquait était une nouvelle
supercherie montoise. Il s'indigna de voir Polydore Flandre contester
son affirmation de la destruction de l'édition, protesta
avec véhémence et la maintint tout entière.
Polydore Flandre lui répondit en affirmant la possession
par un bibliophile montois de plus de quatre cents exemplaires
de la plaquette. M. Berrichon ne voulut pas se rendre. Après
la supercherie, il crut à une fraude, à une réédition
de contrefaçon, mais la comparaison qu'il put faire de
l'exemplaire que lui adressa Polydore Flandre avec l'un des six
exemplaires que l'on croyait seuls sauvés lui imposa aussi
d'abandonner cette idée. Il en chercha d'autres, ne voulant
pas renoncer à sa version de l'autodafé et après
sept mois de correspondances, d'affirmations et de vérifications,
dans une lettre au Figaro publiée dans le n°
du 27 juin 1914, il parle encore des exemplaires « soi-disant
retrouvés à Mons » et du « geste de
Rimbaud en 1873 ».
Entretemps M. Paterne Berrichon avait beaucoup
parlé. Arrivée aux oreilles des journalistes, l'aventure
a fait le tour de la presse. Chacun l'a narrée à
sa façon et sur un fond de vérité, a brodé
une jolie histoire.
L'un de nos plus éminents concitoyens,
avec le charme qu'il donne à sa parole et à tout
ce qu'il écrit, l'a racontée dans le journal qu'il
inspire.
Vous avez lu ces articles.
C'est ce qui me paraît m'autoriser à
vous reparler de la brochure et à vous donner aujourd'hui
des détails que je n'avais pas cru pouvoir vous donner
en novembre 1912.
*
* *
Rimbaud,
le poète du fameux sonnet des voyelles, avait, à
seize ans, écrit ses plus beaux vers ; à dix-neuf,
au lendemain presque de l'impression de la Saison en Enfer,
son uvre est terminée, il disparaît pour la
littérature ; de dix-neuf à trente-sept ans, il
voyage ou vagabonde, finit par faire le commerce des armes chez
Ménélik et revient en Europe, à Marseille,
d'où l'on ne peut le transporter dans sa famille, et y
meurt à l'hôpital. Rimbaud a des admirateurs fervents.
Certains estiment que son influence fut considérable,
M. Paterne Berrichon le tient pour la « Jeanne d'Arc »
de la littérature française moderne.
« Jeanne d'Arc » est joli pour
parler de l'ami de Verlaine, de la victime des coups de pistolet
qui valurent à Verlaine une condamnation à deux
ans de prison et sa détention à la prison de Mons.
Sa psychologie suscite les plus curieuses études,
les plus passionnées. Il y a un « problème
Rimbaud ». Son adieu à la littérature à
dix-neuf ans, son adieu brusque, absolu, sans rémission,
tourmente ses fidèles, inquiète ses interprètes.
C'est sur le sens à lui donner qu'ils discutent, qu'ils
se disputent, qu'ils échangent des mots mal sonnants même.
Aussi tout est-il d'importance qui s'y rapporte.
Et surtout la destruction au lendemain même
de l'impression, de la seule uvre qu'il ait fait imprimer.
*
* *
C'est Darzens,
préfacier du Reliquaire, en 1891, peu de temps
après la mort du poète, qui, le premier, constatant
qu'il ne reste que peu d'exemplaires de la Saison en Enfer,
il n'en cite que trois, le sien, celui de Richepin et
celui de Verlaine en conclut à la destruction par
Rimbaud « de la majeure partie des exemplaires ».
Six ans après, M. Paterne Berrichon
reprend la conclusion, en fait une affirmation et raconte avec
détails l'histoire de l'autodafé.
Il faut vous lire son récit :
«
Une Saison en Enfer terminée, il envoya le manuscrit
aux éditeurs Poot et Cie. Ensuite, il se rendit à
plusieurs reprises dans la capitale belge ce qui prouverait
qu'il n'en avait pas été expulsé au moment
du procès pour, sans nul doute, y surveiller l'impression
de son livre. C'est croyons-nous, lors d'un de ces voyages qu'il
fit porter à Verlaine, détenu aux Petits Carmes,
l'exemplaire possédé actuellement par M. Louis
Barthou.
« Aussitôt l'édition confectionnée,
Rimbaud, ne voulant pas apparemment qu'elle fut mise en vente,
la rapporta tout entière à Roche. Quelques jours
après, il fit parvenir à son ami J.-L. Forain un
lot de trois ou quatre exemplaires, destinés nous
écrit M. Jean Richepin à Ponchon, Forain,
un autre et lui, Richepin. Puis il partit pour Paris. C'était
vers la fin d'octobre de cette année 1873.
« Alfred Poussin, le poète des
Versiculets, nous a dit l'avoir rencontré le 1er
novembre près de l'Odéon, au café Tabourey,
fréquenté presqu'exclusivement par les littérateurs.
L'ayant vu à l'écart de tout le monde et assis
devant une table non servie ; l'auteur de La jument morte,
arrivé récemment de sa province avec le désir
de se créer des relations dans le monde des lettres, lui
offrit à boire, pour la seule raison que le garçon
servant avait, non sans dédain, désigné
le solitaire comme un poète. Rimbaud était pâle
et, de même qu'à l'ordinaire, muet. Son attitude,
ainsi que son visage, décelait quelque chose de virilement
amer et de redoutable, qui impressionnait. Il ne répondit
pas aux propos amènes de son amphitryon imprévu,
et Poussin, le reste de sa vie, devait garder de cette
rencontre un souvenir d'effroi. Cependant, à côté,
les autres consommateurs causaient de Rimbaud entre haut et bas,
sinistrement et avec une bêtise lâche.
« À la fermeture du café
aube du Jour des Morts le calomnié reprit
à grandes enjambées le chemin des Ardennes.
« Arrivé à Roche, il jeta
au feu le tas presque intact des exemplaires d'Une Saison
en Enfer. Il brûla, en même temps, tout ce qui
de ses manuscrits antérieurs se trouvait à la maison.
« Et c'est ainsi qu'en pleine adolescence,
ses dix-neuf ans venait de sonner, Arthur Rimbaud consomma la
« trahison au monde » de son verbe miraculeux.
« Le poète se naufrageait lui-même.
Mais les épreuves de son embarcation, recueillies, sont
à présent des phares. »
Comme vous
l'avez remarqué, ce récit se borne à des
suppositions : « sans nul doute » « croyons-nous
» « apparemment » et à de simples affirmations.
Et lorsqu'on sait que M. Paterne Berrichon ne parle pas de science
personnelle, on est en droit de lui demander ses sources. Or,
quand il dit : « Arrivé à Roche, il jeta
au feu le tas presque intact des exemplaires d'Une Saison
en Enfer », il se base sur le témoignage de
la famille de Rimbaud.
« En 1873, m'écrivait-il récemment,
la famille de Rimbaud a vu dans la chambre du poète des
exemplaires en assez grand nombre, empilés sur la table
et répandus un peu partout. Elle a constaté ensuite
la disparition de ces exemplaires coïncidant avec un autodafé
de papiers. »
La famille de Rimbaud, c'est la seule survivante,
sa sur cadette, celle que M. Berrichon a épousée.
C'est elle seule qui aujourd'hui, pourrait affirmer qu'elle a
« vu ». Et à cette époque, elle n'avait
que dix ans.
Son témoignage, c'est le récit, vingt-cinq ans
après la première édition de la biographie
de M. Paterne Berrichon date de 1897 non pas même
de ce qu'elle a « vu », mais de ce qui s'est passé
en dehors de sa présence lorsqu'elle avait dix ans.
Quelque respect que nous ayons pour la sincérité
de son souvenir, il me semble qu'il est permis de n'en retenir
les détails qu'avec beaucoup de circonspection. Qu'il
suffise pour établir qu'à son retour à Roche,
Rimbaud ait brûlé des papiers, des documents, je
le concède, mais il ne peut me suffire pour établir
plus, non seulement la nature, mais la quantité de ce
qui a été brûlé, lorsqu'elle avait
dix ans, alors qu'elle ne dit même pas qu'elle a vu brûler.
Après un autodafé de papier, la famille n'a plus
revu les exemplaires que Rimbaud possédait de Une Saison
en Enfer. C'est tout ce que dit le témoignage.
Si je discute le témoignage de la sur
de Rimbaud, je ne songe en aucune manière, je le répète,
à mettre en doute son absolue sincérité,
mais je pense être autorisé à le peser et
fondé à critiquer ce que l'on cherche à
en tirer.
Pour affirmer la destruction, on n'a que ce
fragile témoignage qui est déjà un témoignage
indirect.
Tout le reste est de seconde main, soit qu'il
se base sur ce témoignage, soit qu'il se tire de la seule
existence jusqu'alors connue de trois exemplaires (Darzens),
quatre (Maurras), six (Berrichon).
Et il est à remarquer que Verlaine qui,
en 1883, a révélé Rimbaud, s'est fait son
premier biographe dans les Poètes Maudits, qui
a recherché les uvres de Rimbaud, et en 1883, en
1886 et en 1892, en a publié des fragments, fragments
qu'il a ensuite rassemblés en 1895 sous le titre de Poésies
complètes, Verlaine, qui cependant devait être
renseigné et eût pu se renseigner, n'a pas fait
la moindre allusion à la destruction de l'édition
de la Saison en Enfer, il se borne à dire qu'«
elle sombra corps et biens dans un oubli monstrueux, l'auteur
ne l'ayant pas lancée du tout. »
Que l'on est loin du geste de la destruction,
du « il jeta au feu le tas presque intact des exemplaires
d'Une Saison en Enfer » de M. Berrichon.
Et cependant, depuis la première biographie
de M. Paterne Berrichon, tous ceux qui se sont occupés
de Rimbaud ont admis son récit sans le discuter, même
André Baunier, dans son excellent article de la Revue
de Paris, même un littérateur, qui double un
brillant procureur de la République, et qui dans ses écrits
sur Rimbaud fait montre d'un esprit critique très aiguisé,
M. Marcel Coulon.
Dans les Marges d'août 1913, M.
Marcel Coulon commence sa critique de la nouvelle édition
de Rimbaud que venait de donner M. Berrichon, par cette affirmation
: « on sait que l'uvre de Rimbaud nous est parvenue
contre sa volonté formelle. Qu'il n'a rien publié
(hormis deux poèmes) que Une Saison en Enfer, dont
il détruira l'édition sitôt parue : octobre
1873 ».
Et dans le Mercure de France du 16 novembre
1913, il dit encore :
«
Pendant que Verlaine entame les deux ans de détention
que son acte lui vaudra, Rimbaud, expulsé de Belgique,
revient à Roche, près Vouziers berceau de sa famille
maternelle et prépare l'édition d'Une Saison
en Enfer. Elle paraît en octobre à Bruxelles.
Il la jette immédiatement au feu. La littérature
ne la reverra plus. »
En face
de cette version et pour la contredire, se dresse la trouvaille
que je fis un jour et je vous demande de vous la conter.
*
* *
C'était
en 1901.
Je recherchais un tirage à part de la
Belgique judiciaire, recueil qui, pendant soixante ans,
fut imprimé à Bruxelles, par une association ouvrière
dissoute depuis, l'« Alliance typographique ». Et
dans l'espoir d'en dénicher un exemplaire, le gérant,
M. Deghislage, et moi, nous remuions le magazin de l'atelier.
Vous comprendrez quelle fut l'émotion
que ressentit le bibliophile lorsqu'il vit ce que contenait un
ballot sali, maculé, couvert de poussières que
parmi d'autres il venait de soulever :
Des centaines d'exemplaires de la Saison
en Enfer de Rimbaud !
J'avais lu l'article de Maurras dans la Revue
encyclopédique et j'en avais retenu combien étaient
rares les exemplaires connus de l'édition de Bruxelles
du recueil.
Le gérant, qui était déjà
ouvrier dans l'atelier en 1873, me dit se souvenir que l'auteur
ayant dû quitter la Belgique à l'époque de
l'impression, n'avait jamais payé sa note et qu'on avait
gardé le ballot.
Je lui proposai de l'acquérir et il
me fit un prix que j'acceptai.
Non sans avoir auparavant, pour m'assurer qu'il
ne s'agissait pas d'une réimpression en contrefaçon,
fait reprendre le grand livre de l'atelier et constaté
que le renseignement relatif au non paiement par l'auteur était
exact. La possession était donc légitime. Je constatai
en même temps que le ballot, intact, contenait le nombre
d'exemplaires portés au livre comme ayant été
imprimés.
Un certain nombre d'exemplaires détériorés
par l'eau qui avait percé le tout furent jetés
dans le grand poêle de l'atelier et je me fis expédier
les 425 exemplaires.
*
* *
L'édition
de Une Saison en Enfer n'a donc pas été
détruite par Rimbaud. Elle ne lui a pas été
livrée parce qu'il n'a pas payé son imprimeur et
celui-ci l'a conservée.
L'histoire est prosaïque.
Rimbaud n'a donc reçu de son imprimeur
que quelques exemplaires, les six souvent, dix ou douze exceptionnellement,
qu'il est d'usage chez les imprimeurs d'envoyer à l'auteur
sitôt qu'il y a des exemplaires prêts.
Ce sont les exemplaires qu'il a distribués.
On en connaît six.
Si Rimbaud a détruit des exemplaires
et cela reste fort problématique, ce ne peut donc être
que ceux en bien petit nombre qu'il avait reçu de son
imprimeur, en outre de ces six qu'il est certain qu'il a distribués.
Aux biographes, aux commentateurs de Rimbaud,
à ceux qui étudient « le problème
de Rimbaud » de tirer de ces faits les déductions,
les conclusions qu'ils estimeront. Je leur laisse à le
faire.
Mais ce dont il est impossible d'encore parler,
ainsi que le fait cependant M. Paterne Berrichon dans sa lettre
au Figaro du 27 juin, c'est d'un geste de Rimbaud marquant
sa volonté de détruire l'édition.
*
* *
Des six
exemplaires connus avant ma trouvaille, quatre sont ceux qu'au
dire d'une lettre de Jean Richepin à M. Paterne Berrichon,
Rimbaud adressa à Forain, à Ponchon, à Richepin
et à un quatrième.
Ponchon et Richepin ont conservé les
leurs et les gardent jalousement.
Celui de Forain est passé à Darzens
lequel l'a cédé à M. Saffrey, le célèbre
collectionneur d'uvres de Rops.
Le quatrième est celui que possède actuellement
Gineste.
Un cinquième exemplaire appartenait
à Pierre Dauze et figurait dans la vente récente
de sa bibliothèque. Il y a atteint, au dire des journaux,
le prix de 480 fr. plus les frais. Pierre Dauze, à ce
que l'on m'a dit, racontait avoir acquis son exemplaire à
Toulouse, dans une boîte à deux sous. Ce peut être
vrai, mais Pierre Dauze ne passait pas pour renseigner exactement
sur l'origine des joyaux de sa bibliothèque.
Enfin, le sixième exemplaire, le plus
célèbre, est celui qui fait la joie de M. Barthou.
Le nom A. Rimbaud de la couverture en est assez grossièrement
gratté au canif. Et au verso de la couverture, d'une très
petite et très fine écriture à l'encre,
une dédicace : À Paul Verlaine, et la signature
A. Rimbaud. C'est l'exemplaire de Verlaine et c'est sur
lui que furent faites la réimpression de la Vogue
en 1886 et les réimpressions successives, notamment toutes
celles de M. Berrichon.
*
* *
C'est dans
le but de vous offrir des exemplaires de cette rareté
bibliophilique la première fois que vous viendriez tenir
une séance chez moi, que j'achetai la « Saison
en Enfer ».
Le « tour de rôle » me fit
malheureusement attendre près de douze ans.
Entretemps, j'avais remis des exemplaires à
quelques amis intimes et sur la demande qui m'en a été
faite, j'en remis en outre quatre destinés à Émile
Verhaeren, Maurice Maeterlinck, Viellé-Griffin et Stefan
Zweig par suite d'une erreur, l'exemplaire destiné
à Maurice Maeterlinck ne lui a pas été remis
puis un nouveau destiné à un autre littérateur,
mon confrère et ami François André.
*
* *
J'avais
demandé à ceux que j'avais mis au courant de ma
trouvaille de ne pas la publier avant la distribution que je
me proposais de vous faire.
Je désirais du reste ne pas l'ébruiter
ne voulant pas faire de la peine aux heureux possesseurs des
fameux six exemplaires et ne voulant pas par mon fait influer
sur le cours de ces exemplaires.
Mais le révélation de Polydore
Flandre a mis en émoi, non seulement M. Paterne Berrichon,
mais les bibliophiles qui avaient acquis à lourds deniers
sonnants certains des six précieux exemplaires.
Dans sa correspondance avec Polydore Flandre,
M. Paterne Berrichon lui dit un jour que l'un d'eux désirait
vivement me voir détruire les exemplaires que je possédais.
Et peu de temps après, M. Paterne Berrichon ayant appris
que j'étais à Paris, y vint me rendre visite et
me demanda de me laisser conduire chez ce bibliophile.
Tous deux cherchèrent à me convaincre
qu'il fallait détruire, continuer le geste de Rimbaud,
disait M. Berrichon, empêcher que le joyau du bibliophile
cessât d'être un joyau, disait le bibliophile. Je
réservai ma réponse jusqu'au jour où j'aurais
consulté mes amis bibliophiles belges.
Que faut-il faire ?
Détruire,
Distribuer largement,
Conserver et ne plus distribuer.
Me permettez-vous, mes chers confrères,
de vous demander votre avis ?
Bibliographie :
- Léon
Losseau, La légende de la destruction par Rimbaud de
l'édition princeps de « Saison en enfer » ;
- Carteret, Le Trésor du bibliophile
romantique et moderne, tome II, p. 271 ;
- Galantaris, Verlaine, Rimbaud, Mallarmé,
catalogue raisonné d'une collection, n° 220. |